« La civilisation moderne n’est plus qu’un véhicule gigantesque, lancé sur une voie à sens unique, à une vitesse sans cesse accélérée. Ce véhicule ne possède malheureusement ni volant, ni frein, et le conducteur n’a d’autres ressources que d’appuyer sans cesse sur la pédale d’accélération, tandis que, grisé par la vitesse et fasciné par la machine, il a totalement oublié quel peut être le but du voyage. »
On doit cette citation, utilisée en introduction du film « Low tech » d’Adrien Bellay, à l’historien et penseur américain Lewis Mumford. Peu connu en France, c’est pourtant une figure majeure de la pensée radicale aux Etats-Unis, qui a beaucoup pensé et écrit au sujet de notre rapport à la technologie.
Il s’est questionné sur cette thématique tout au long du XXème siècle, témoin des premiers effets de la Révolution industrielle et de l’accentuation de la place prise par la technique dans nos vies. Le relire aujourd’hui, à l’heure où la 6G ringardise la déjà trop ancienne 5G, et où le technosolutionnisme est souvent présenté comme le remède miracle face à la dérive climatique, est d’une criante actualité.
En effet, ne convient-il pas, avant que de se blottir dans les bras froids et robotisés du progrès technique, de réfléchir au bien-fondé de toute innovation ? En a-t-on besoin ? Et si oui, à quel prix ? Considérer toute innovation comme bonne est aussi sophistique que de considérer tout changement comme un progrès. D’autant que les contraintes de l’époque nous obligent à de nouvelles vigilances.
L’univers matériel pléthorique permis par la high tech nécessite l’utilisation d’énergies, de métaux et de matériaux considérables. Est-il tenable de perpétuer ce modèle ?
En ce qui concerne l’énergie mobilisée, génératrice de pollution et émettrice de gaz à effet de serre, nous savons devoir viser plus de sobriété. Quand bien même l’énergie utilisée serait en grande partie décarbonée, se poserait alors la problématique de la contrainte matière. Nous savons que les énergies fossiles ne sont pas illimitées, or il en va de même pour les métaux utilisés (aluminium, bois, cuivre, fer, nickel, etc…) ; sans parler de la pollution de l’air, des eaux et des sols engendrés par l’exploitation minière, ou encore de son impact sur la biodiversité.
En réaction aux promesses de la high tech est apparue l’alternative low tech.
Cette démarche nous invite en premier lieu à redéfinir nos besoins. Qui dit économiser l’énergie et les ressources, dit orienter l’emploi que l’on en fait. Autrement dit, les besoins jugés collectivement comme essentiels seront remplis, parallèlement d’autres usages ou pratiques ne seront plus remplis.
La low tech nous invite également à rechercher la sobriété et à faire preuve de techno discernement. Pour remplir ces besoins, une utilisation optimale de l’énergie et des ressources est visée. Loin d’une posture caricaturale à laquelle il est parfois cantonné, le mouvement low tech n’est pas un mouvement « No tech ». Il vise le juste niveau technologique souhaitable, dans le respect des frontières planétaires ; ce qui signifie, non pas un rejet de la haute technologie, mais un usage parcimonieux et intelligent de celle-ci. (Conserver la high-tech dans la santé, oui ; mais a-t-on besoin d’avoir des frigos connectés ?)
L’autre aspect fondamental de la démarche low tech est qu’elle fait la part belle et redonne ses lettres de noblesse au collectif. Qu’il s’agisse du mode décisionnel ou de la mise en application de ces préceptes, elle suppose une dynamique de relocalisation, de simplification et de mise en commun.
Dans la logique de sobriété évoquée plus haut, les « objets » au sens large que nous utiliserons doivent être simples à fabriquer, comme à réparer. Ce qui suppose la capacité d’un grand nombre à maîtriser les bons gestes pour ce faire, et/ou une interconnexion plus forte entre les individus à même de s’entraider.
De nombreuses initiatives low tech ont vu le jour ces dernières années. Des collectifs se créent, des pionniers émergent. Je prends le parti de ne pas en citer ici, vous invitant à vous plonger dans le monde foisonnant des possibles. (Il est vivifiant de voir à quel point la contrainte peut rendre ingénieux et créatif.)
Ces initiatives restent cependant peu visibles. Si elles sont médiatisées, elles le sont en tant que curiosités sympathiques. Il me semble pourtant urgent de réaliser, pour filer la citation de Mumford, que le véhicule gigantesque qu’est notre civilisation fonce dans un mur.
Ce texte comme une maigre contribution à l’émergence d’un élan collectif.
Il est urgent de ralentir et de repenser notre rapport au monde.
Pour aller plus loin, les lectures ayant inspiré ce court texte :
Lewis Mumford, le mythe de la machine, Fayard, 1974
Baudouin de Bodinat, La Vie sur Terre. Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes, 2 tomes, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2008
Philippe Bihouix, L’Âge des low tech : Vers une civilisation techniquement soutenable, Seuil, coll. « Anthropocène », 2014
Arthur Keller, Face au chaos : fonder des sociétés résilientes et enrayer l’anéantissement du vivant, Delachaux et Niestlé, 2021,
Anthony Galluzzo, la fabrique du consommateur : une histoire de la société marchande, La découverte, 2023
Anthony Vannieuwenhuyse.
